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De l'instinct grégaire et de la politique chez les blattes

J'aimerai commencer par parler ici de ce que l'on appelle le grégarisme des blattes : Il est très étonnant de voir des blattes éparpillées dans un nouvel environnement se regrouper rapidement après une phase de panique et choisir un lieu de repos qu'elles garderont durant toute leur vie.

Il a fallu ainsi une dizaine de minutes pour que 200 Schelfordella tartara, nouvellement arrivées d'Allemagne, choisissent un lieu adéquat dans leur environnement.
Bien sûr il s'agissait d'un lieu présentant des caractéristiques physiques intéressantes : chaleur, obscurité, nombreuses aspérités (une série de boîtes d'œufs masquées par une écorce de chêne liège). Cependant si l'on dispose 2 lieux physiquement identiques, un seul (si cela reste possible au regard de la quantité d'individus) sera choisi.
Les critères de ce choix du site de repos ne sont donc pas uniquement physiques mais participent d'un phénomène d'inter-attraction sociale :
L'agrégation d'individus est le résultat non seulement de paramètres individuels (une blatte a tel besoin), de paramètres externes (un lieu présente telle spécificité) mais aussi (et c'est sur cet aspect que je souhaiterai attirer votre attention))-,d'interattraction.

Ce dernier phénomène reste complexe à identifier : il est certainement lié à une stimulation visuelle mais aussi - et plus fortement - à une stimulation chimique par la production de phéromones.
Dès lors, plus le groupe est gros, plus le stimulus est important et plus l'attraction est grande.

Les avantages de l'agrégation paraissent être nombreux :

Sécurité : 
le groupe se dispersant peut échapper et mettre en déroute plus facilement un éventuel prédateur,

Santé : 
le métabolisme d'un individu est augmenté lorsqu'il vit en groupe (j'ai pu remarquer que l'appétit d'un individu - chez Periplaneta- varie énormément selon le nombre de congénères qui l'entoure), découverte de nourriture plus facile, les gros individus permettent l'accessibilité à des aliments qui seraient impossible à atteindre pour des jeunes (ex : une blatte adulte G. portentosa déchire la peau d'une pomme mettant à nu la chair dont les jeunes vont pouvoir se nourrir).

Reproduction : 
le choix d'un partenaire est facilité.

 

Il me semble que nous avons là le premier degré de la formation d'une société : avant même tout projet commun et tous prémices d'une organisation politique.

Pour le philosophe, l'observation des blattes est très intéressante tant elle se rapproche de ce qui a pu être écrit sur l'origine de notre société : bien plus que chez les fourmis où l'individu est totalement absorbé par sa fonction dans la fourmilière, les blattes proposent ce mixte d'individualité et de grégarisme si présent à l'origine des sociétés humaines. 
C'est ce que Kant appelait « l'insociable sociabilité » : l'individu a une forte inclination à s'associer (traduire par instinct grégaire), mais il a aussi un penchant à se séparer et s'opposer à l'autre. Ainsi ce qui crée la dynamique de toute société, c'est ce mixte entre une agrégation nécessaire et un individualisme forcené.

Dès lors, en termes politiques, la blatte, comme l'homme, vit en groupe, recherche la compagnie des autres, sans qui elle ne peut vivre (ce qui a poussé les sociologues à creuser, en ce qui concerne l'homme, l'idée aristotélicienne d'une cité antérieure et donc fondatrice de l'individu) mais ne cesse de s'affronter aux autres : coups de pattes, intimidations, soufflements (traduire humainement par : démonstration de force, torse bombé, bravade du regard , muscles, carrière, maison, voitures et autres signes extérieurs de richesse…)…. Cette constante tension crée une société en perpétuel mouvement: rien n'est acquis, le dominant peut se transformer en dominé, le jeune dominé en super-dominant. 
L'enjeu reste toujours le même: un partenaire sexuel. 
Nous retrouvons là des principes très connus par les primatologues.

Nous, hommes, avons trouvé –ou plutôt nous essayons de trouver- la parade à cette instabilité permanente et à cette violence arbitraire et irrationnelle de chacun contre tous : l'Etat (suprême remède aux antagonismes violents) et malheureusement son cortège –nécessaire ?.. pas si sûr...- d'aliénation politique.

Il est donc passionnant -vous en conviendrez- de suivre chez soi, in vivo, et pour un coût extrêmement réduit, l'évolution d'une structure anté-étatique !

D'autant que la blatte est pourvue d'un fort caractère individualiste voire belliqueux qui rappelle à bien des égards nos congénères….
Comment donc se structure une telle "société" à tendance anarchique ? 
Anarchie, chez les blattes, ne signifie pas ici absence totale de hiérarchie, bien au contraire: mais une constante tension, une interaction entre mâles dominants qui permet paradoxalement d'éviter le conflit (de tel cas de dominance n'ont été décrits, selon Rémi Brossut du CNRS, que chez des mammifères, et sont donc inédits chez des insectes!) : le comportement agonistique a pour finalité la pacification et l'élucidation de la tension belliqueuse. En effet, il ne se sclérose pas en une hiérarchie stricte (pas de mâle alpha, directeur, ou président) puisqu'il est systématiquement remis  en jeu.
Mais ne nous trompons pas : En aucun cas, les mâles dominants (même pour un temps) n'ont une quelconque prérogative sur les décisions du groupe, de même que les femelles restent pour le moins circonspectes à leur sujet ! (voir l'article sur le désir).

Voici, je crois, un aperçu de quelques enjeux proposés par l'observation de ces drôles d'agrégations d'insectes…

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