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Des blattes et des hommes...Petite généalogie d'une haine ordinaire

Voici, ci-contre, une gravure parue dans la revue " Le magasin pittoresque " en 1851.

Le texte accompagnant l'illustration en dit long concernant les premières rencontres entre les blattes exotiques et les hommes: 
"Ce croquis n'est pas un caprice d'imagination: c'est un souvenir. Un savant botaniste américain avait envoyé à l'un de ses amis de Londres quelques plantes rares enfermées dans une caisse de bois. Les jardiniers virent tout à coup s'élancer de la caisse, dès qu'ils l'eurent ouverte, de petites figures noires semblables à des diablotins: c'était simplement des blattes de grande taille qui avaient traversé l'océan avec les plantes; la frayeur des bonnes gens fut extrême, Gruishank a gaiement raconté l'anecdote avec son crayon
Voici peut-être la lointaine et triste origine de la légende urbaine de la mygale cachée dans le Yucca d'un appartement parisien!

L'histoire des blattes et des hommes est en effet bien loin d'un conte de fées: la peur des maladies, les dégâts causés par les insectes, la notion de saleté qui leur est associée en ont fait des créatures détestées par l'espèce humaine. 
Nous allons voir que cette petite haine ordinaire n'a malheureusement pas épargné les entomologistes du 19ème siècle qui ont parfois eux aussi cédé au sentiment de dégoût que leur inspiraient les noirs "Kakerlaks"... Ces grands spécialistes ont parfois contribué à développer chez l'homme une certaine entomophobie ou en tout cas -pardonnez le néologisme- une blattariaphobie qui reste aujourd'hui encore très vive chez nos concitoyens.

L'histoire n'est pas nouvelle: D'après Maurice Girard (en 1874), dès l'Antiquité, Horace leur reprochait déjà de dévorer les vêtements comme les teignes tandis que Virgile croyait à tort qu'elles dévastaient la nuit les ruches des abeilles ! 
Antoine Du Pinet dans une traduction de Pline en 1542 écrivait dans une note: " Les caffars se nourissent des ténèbres"... (L'orthographe cafard date de 1853) 

Le texte complet le plus ancien que j'ai pu lire est issu d'un ouvrage de Charles DE GEER " Mémoire pour servir à l'histoire des insectes " paru en 1773: pas moins de 17 pages ainsi qu’une planche présentant plus d'une douzaine de figures!! 
De Geer y traite non seulement des blattes européennes mais aussi des blattes exotiques. 
Quelques extraits significatifs (le texte original est en vieux français): 
En ce qui concerne les blattes des cuisines (blatta germanica?) De Geer écrit: " Elles sont très malfaisantes et incommodes, mangeant et rongeant tout ce qu'elles trouvent, comme le pain et toute forme de victuaille, le cuir, les habits de laine et autres choses semblables [...] mais elles ne prospèrent guère dans les appartements qu'on a soin de tenir propre"... 
Voici donc irrémédiablement liées la saleté et l'existence de la blatte: Désormais, avant même d'avoir découvert son risque pathogène, la seule présence de cet insecte à nos côté résonnera comme une insulte à la ménagère ainsi qu'une preuve irréfutable du manque d'hygiène des propriétaires du lieu ! 
Georges Cuvier dans son " Tableau élémentaire de l'histoire naturelle des animaux" met en garde à propos du caractère cosmopolite de la blatte orientale " originaire d'Asie, d'où elle s'est successivement propagée jusqu'à chez nous; très commune en Russie où elle est un véritable fléau" .

En 1839, Henry Holland décrit dans ces Nouveaux éléments de zoologie ou "Étude du règne animal" l'insatiable et dangereux appétit de ces charmants terriens : 
" Ces insectes sont nocturnes, très agiles et très voraces; ils font beaucoup de dégâts. Plusieurs espèces s'insinuent dans les maisons,dans les boulangeries,etc.,s'attaquant partout aux provisions de bouche et même aux étoffes de laine. On les désigne dans les colonies sous le nom de KAKERLAC c'est le cas de la blatte américaine. Nos bois nourrissent la blatte de Laponie, d'un brun noirâtre, dans ce dernier pays elle attaque le poisson sec".

Le premier grief est donc celui de celui de consommation de victuailles: je n'ai pas trouvé trace de remarques concernant l'odeur et les saletés rendant par la suite impropres les biens contaminés par le passage de la blatte. Sans doute le boulanger (dont il est souvent question au titre de victime des blattes dans le textes du 19ème) ne renonçait-il pas à sa fournée malgré la présence des Kakerlacs... 
Ce n'est qu'en 1874, que Maurice Girard dans " La métamorphose des insectes " met en garde les consommateurs: 
" les blattes sont omnivores et répandent une odeur forte qui reste sur tout ce qu'elles touchent. Les substances alimentaires sont surtout l'objet de leur gloutonnerie." ...sans toutefois parler de risques pour la santé. 
Le texte de Girard préfère leur reprocher leur cosmopolitisme: 
" Comme les dermestes [petits coléoptères qui attaquent les denrées] , elles n'ont plus de patrie (!) , et se naturalisent partout où le commerce les transporte
Apatrides et cosmopolites les blattes n'avaient décidément rien pour plaire en ce début de III ème République! 
L'auteur n'a de cesse d'évoquer anecdotes et histoires visant à effrayer ou amuser l'auditoire: 
Ainsi raconte-t-il qu'en Havanne où elles sont "un véritable fléau", des crapauds sont conservés dans les maisons pour faire la chasse aux hôtes indésirables, les batraciens accédant ainsi à un rang fort respecté: 
" Les dames du pays les tolèrent (les crapauds) même sous leur robes en raison de leur continuel service". 
Dans un registre plus angoissant il raconte une histoire que l'on retrouve dans de nombreux textes plus tardifs: 
" On dit que la blatte géante d'Amérique du Sud, ronge, pendant la nuit, les ongles des gens endormis".

A la gloutonnerie, s'ajoute la prolifération, ainsi Girard reproduit une anecdote aussi amusante que digne d'intérêt (que celui qui possède un extrait de ce jugement me l'envoie!!!) , jugez plutôt: 
" Des maisons ont été rendues inhabitables du fait de cet insecte. Un jugement de la cour de Bordeaux, du 17 janvier 1869, confirme une résiliation de bail avec dommages-intérêts accordés aux locataires d'un hôtel garni infecté par ces blattes. Les experts avaient constaté, qu'avec deux kilogrammes de poudre insecticide répandue à minuit dans les salles fréquentées par ces animaux, on avait ramassé, quatre heures après, 2244 de ces insectes".

Même notre cher Jean-Henri Fabre qui savait dans ses souvenirs entomologiques, parler de façon si poétique du petit bousier de nos campagnes, traite la blatte de façon fort négative: " Qui ne connaît cet insecte puant, qui, de nuit grâce à son corps aplati comme le serait celui d'une énorme punaise, se glisse par les interstices des meubles, par les fentes des cloisons et fait irruption partout où il y a des provisions alimentaires à dévorer? Voilà la blatte de nos maisons, dégoûtante image de la non moins dégoûtante proie chérie du Chlorion " (1ère série; ch.9)

Diablotins, kakerlaks, insectes voraces et malfaisants, bêtes noires, véritables fléaux, " révoltants animaux"(Girard), les blattes ont su cristalliser ce que la pensée occidentale exècre le plus: la saleté, la maladie, le chapardage, la prolifération et surtout une résistance inouïe à nos tentatives de contrôle et d'extermination.

Petit saut dans le temps: une article très intéressant paru en août 1996 dans le courrier de l'environnement permet de sonder la profondeur de cette ancestrale répulsion culturelle. 
Nathalie Blanc chercheuse au CNRS a travaillé de façon pluridisciplinaire avec des géographes et des écologues (éthologues de Rennes spécialistes des Bl. germanica) sur le thème de la relation à l'animal en milieu urbain. La question était d'analyser la relation du citadin à la nature et plus précisément la façon dont la nature s'inscrivait dans la ville. 
Leur première étude a porté sur les blattes puis s'est vite détournée de cette voie en raison de la réaction extrêmement négative suscitée par l'insecte qui risquait de parasiter les résultats de leur démarche (ils choisiront plus tard de travailler sur le chat en milieu urbain). Ce choix est très instructif: 
En effet comme elle l'écrit: 
" la blatte peut être qualifiée de nature non-désirée ou parfois elle n'est pas associée à la nature ". 
La haine de la blatte est telle que celle-ci n'est plus associée à un élément naturel (les fleurs, les arbres, les oiseaux): Par son intrusion en ville elle a perdu sa naturalité pour devenir je cite " un mutant ".

Or ce mutant va fonctionner dans la conscience collective comme un bouc émissaire et va pouvoir être chargé de toutes les rancœurs et les malaises de la société: 
" Cet animal suscite unanimement la répulsion et le dégoût. mais les représentations les plus extrêmes dans leur négativité (les blattes viennent des étrangers, des immigrés, des voisins) ou de l'ordre du fantasme (la relation à la saleté, la présence d'un nid...) se rencontrent chez les personnes qui rejettent l'habiter en HLM et l'habitat collectif auquel ils associent la blatte" . 
Mal-être social, mal-être urbain, la blatte est transcendée par ce dont elle est chargée: l'insecte devient "une infamie sociale " . 
Preuve de cette construction théorique: 
"Les habitants les plus soucieux de désinsectisation et les plus efficaces dans l'éradication des blattes ne sont pas ceux qui en sont le plus infestés "... 

Peut-être que la bombe insecticide ( qui soit dit en passant fera plus de mal à la couche d'ozone qu'à la souche de Blatta germanica) ne vise pas vraiment l'insecte mais le malaise social dont il est le symbole.... 
Triste sort d'un animal, dont le nom évoque dans notre langue la tristesse et le désespoir de l'homme. Le cafard a encore de triste jours devant lui...

Mais si l'on en croit l'optimisme psychanalytique, le fait de devenir conscient de la façon dont nous fonctionnons permet précisément de se libérer d'un certain nombre de manifestations névrotiques... Donc, peut-être qu'après avoir lu cette petite généalogie vous n'aurez plus envie d'empoigner votre bombe insecticide!

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